Il se retourne. Encore une fois. Une fois parmi près d’une centaine depuis qu’ils ont pris le chemin du retour vers Círbann Gath. Il se retourne pour s’assurer qu’elle est toujours là, qu’il n’a rien imaginé, que le Destin ne s’amuse pas à la lui voler de nouveau. Chaque regard jeté par-dessus son épaule est accueilli par un mince sourire, faible mais bien présent, bien vivant. Je suis là, qu’elle semble lui dire. Et pourtant il continue de craindre qu’elle s’évapore, s’il tend la main, s’il ose la toucher. Qu’il ne reste rien de sa présence qu’un voile de cendres. La réalité semble presque intangible, intenable, chaque instant comme un affront à l’impossible. Elle était morte. Pendant près de huit ans. Il y croyait, il s’est laissé emporter par le deuil et par la rage qui accompagne la culpabilité des survivants qui n’ont rien pu faire pour retenir la chute des leurs. Il s’est laissé bouffer par la douleur, certain qu’il la méritait, parce qu’il n’avait rien pu faire pour protéger sa compagnie, son roi, sa sœur. Il s’est laissé convaincre par les mots de celui qu’il a depuis longtemps élevé au rang de modèle, qu’il considère comme un père. La rancœur lui reste en travers de la gorge alors qu’il rumine les mensonges et les occasions perdues. Il aurait pu la retrouver, quitte à y laisser sa peau, au moins il aurait pu essayer, s’il y avait eu la moindre chance, le moindre espoir, qu’elle ait survécu à la bataille de Pelennor.

Ils sont accueillis dans le repère devenu foyer avec une ferveur qui lui réchauffe le cœur malgré la lourdeur qui pèse de plus en plus sur ses os, si près d’écraser la cage qui retient le myocarde battant d’anticipation et de fureur. Il contient pourtant les élans qui lui ont valu son nom, ses lèvres étirées par l’ombre d’une joyeuseté bien réelle alors qu’il offre sa main à Andreth pour l’aider à descendre de son cheval. Sa peau contre la sienne est chaleureuse, indéniable, elle n’a rien d’un fantôme et elle est enfin à la maison, il l’a ramené chez eux, ce nouveau chez eux qu’elle ne connaît pas mais où les racines et les valeurs des Rôdeurs se sont implantées des années auparavant. L’étable est agitée de curieux et de vieilles connaissances et il peine à défaire ses doigts de leur emprise autour de ceux de son amie. - Je te retrouve plus tard. Promet-il à mi-voix, prenant en main les rênes de sa monture alors qu’une dúnadan qu’ils connaissent tous deux depuis l’enfance propose de lui montrer où se rafraîchir et se débarrasser de ses habits de voyage qui, bien que généreusement offerts par la souveraine du Rohan, ne conviennent pas à un Rôdeur du Nord digne de ce nom. L’endroit se vide relativement vite après le départ d’Andreth et des autres cavaliers, à peine quelques voix s’élèvent encore ici et là autour de lui alors qu’il se dirige vers un large panier d’eau fraîche. Il se rince succinctement le visage avant de remplir un seau destiné à son cheval. Il suspend son geste en pleine action, le regard attiré par la silhouette qui se dessine soudainement à quelques mètres de lui. Tout autour de lui se tait. Rendu sourd par l’aliénation jusqu’alors contenue. Le seau tombe contre le sol humide et il franchit la distance qui les sépare en deux enjambées, les phalanges blanchies par la tension emprisonnant le poing qui s’abat sur la face de son mentor. Il reste plusieurs secondes silencieux, les flammes dansantes et assombrissant son regard, faisant disparaître l’océan au profit de l’orage. - Andreth est en vie. Souffle-t-il entre ses dents serrées, ses mots teintés de l’affreuse vérité. Il n’a pas besoin de le dire. Menteur. L’accusation et la déception vibrent dans chaque syllabe, chaque souffle.